Le destin du jeune suicidaire

Sur la table basse reposait un léger morceau de papier sur lequel étaient inscrits les mots suivants : Il est une personne de trop sur Terre. Le jeune suicidaire, Antoine, était assis en tailleur au milieu de la pièce. Les yeux fermés, les mains doucement jointes, il chantonnait sa prière rituelle.

Deux fois plus lourd,
Trois fois plus haut.
Cinq fois plus agile,
Sept fois plus rusé.
Onze fois plus fort,
Treize fois plus fou.
Tel je serai
Dans ma prochaine vie,
Tel je mourrai,
A nouveau,
De mes propres mains.

Rien, hormis les lèvres d’Antoine, ne bougeait dans la maison.
La goutte suspendue à l’extrémité du robinet de la salle de bain était solidement encordée à sa corniche de métal. Le petit baobab, obstiné, retenait encore sa respiration. Sur leur étal, les couteaux réfléchissaient sans sélection préalable maints éclats de lumière. Les rideaux surveillaient stoïquement la terrible tempête qui ravageait le voisinage et tous se tenaient dans la plus parfaite immobilité.

Bientôt, Antoine arrêta lui aussi de bouger.
Dans le calme complet qui suivit la fin de sa prière, il accorda les hurlements de son âme à la violence insensée des éléments.
La Nature combattait le néant et lui le fuyait.
Tous deux savaient leur défaite inexorable.
À sa façon, à son échelle et selon ses convictions, le jeune suicidaire aussi agissait.
Le morceau de papier en était la preuve.
Lorsqu’il entendit le premier coup de tonnerre, Antoine se leva et se dirigea d’un pas souple vers la cuisine. Il en ressortit avec trois oignons, une planche en bois, un torchon et un long couteau bien aiguisé.
Quelque part dans la maison, le plancher émit un faible craquement.

Antoine découpait méticuleusement les oignons en une multitude de petits croissants de Lune. C’était une opération qu’il effectuait fréquemment. Ses gestes étaient rapides et précis. Les reflets de son couteau dansaient en rythme sur les murs de la pièce.
Son esprit était ailleurs.
Il rêvait de ces mots qu’il avait lui-même écrits quelques jours plus tôt : Il est une personne de trop sur Terre. Cette simple phrase était l’aboutissement de son plan d’action. Le dernier d’une série de seize messages qu’il s’était envoyés par courrier.
C’était son ultime mission, et il en rêvait.

Le jeune suicidaire était assis au milieu d’une plaine intensément verte et il se sentait bien : le ciel, d’un noir d’encre, s’apprêtait à l’engloutir.

Le couteau poursuivait son office imperturbable et le sol en chêne absorbait une à une les larmes du jeune suicidaire. Le petit baobab retenait toujours sa respiration. Dehors, l’orage avait gagné en envergure.
Antoine écoutait la pluie torrentielle s’abattre sur le toit, les murs et les fenêtres de la maison. Il s’imaginait à l’extérieur. Il se voyait, éponge humaine, grossir et gonfler à chaque fois qu’une goutte le frappait.
Rapidement, il faisait la taille d’un éléphant et ne pouvait plus rentrer chez lui. Alors une main d’ogre surgissait du brouillard et le jeune suicidaire lui intimait l’ordre de le débarrasser de cet excès d’eau, mais c’était chaque fois sur son cœur que la main se refermait.
Ses pleurs se teintèrent de désespoir.

La pluie, intime, avait cédé sa place au vent vagabond.
Une corde enroulée autour du cou, Antoine chantonnait sa prière en contemplant l’imperceptible déliquescence de ses oignons. Ses joues étaient sèches. Un tendre grésillement s’élevait de la casserole.
Quelqu’un frappa à la porte.
Antoine s’immobilisa et il n’y eut plus que le ronronnement de sa cuisine, son sang glacé et les bourrasques caressant les flancs de sa maison. Il resta quelques secondes sans bouger, à espérer de toutes ses forces qu’une rafale repousse l’inconnu loin de lui, mais une nouvelle série de coups le força à accepter la réalité.
Un rayon de lumière vint frapper l’œil du jeune suicidaire tandis qu’il passait devant l’étal de couteaux.

« J’allais justement dîner », dit Antoine à son hôte en lui faisant signe de s’asseoir à la table de la cuisine. Il sortit deux assiettes d’un placard et y vida équitablement le contenu de la casserole. La tempête s’était faite ouragan. La maison restait silencieuse.
Antoine leva la casserole bien haut au-dessus de sa tête, prit une grande bouffée d’air et ferma les yeux. Il demanda pardon et fracassa le crâne de son hôte.
Le petit baobab était en apnée. Les rideaux observaient le chaos extérieur sans horreur.

Le jeune suicidaire regarda les mots qu’il avait écrits, qu’il avait reçu, s’embraser un à un et partir en fumée.
Le ciel noir en avait enlevé un autre.

Sur la table basse reposaient deux enveloppes. L’adresse n’était la sienne que sur l’une d’elle. Les rayons de soleil s’écrasaient par vagues sur les murs de la maison. Le jeune suicidaire préparait sa dix-septième et ultime mission. Il avait dans chaque main, plié en quatre, un nouveau morceau de papier et il les mélangeait en chantonnant sa prière rituelle.

Sur l’un d’eux, il avait écrit « Vis ! ».