Elle, lui et moi sommes nés
à quelques kilomètres d’intervalle.
À quelques mois d’intervalle.
Si proches.

Elle…
a eu une enfance difficile.
Elle n’avait autour d’elle
aucun adulte solide
sur lequel s’appuyer
et grandir.

Cela ne l’a pas empêchée de pousser.

Femme, elle est devenue forte,
Peut-être blindée.

Elle a voyagé.
Un peu au hasard, d’abord.
Au gré des rencontres,
au fil de sa curiosité,
là où la poussait le vent…
Jusqu’à ce qu’elle arrive
là-bas
où tout un peuple souffrait.

Elle y est restée longtemps.
Elle y est retournée beaucoup.
Elle a écouté leurs histoires,
elle a appris leur cuisine,
elle a couché
avec certains des hommes de là-bas,
avec certaines des femmes de là-bas.

Elle est entrée en relation
avec la chair de ce pays
qui répondait si bien à la sienne.
Une chair meurtrie, une chair sensible,
une chair endurcie, une chair aimante,
au creux de laquelle
bouillonnait une haine viscérale
dont la plupart ne savaient pas quoi faire.

Eux et elle, parfois,
regardent ensemble ceux-là
au loin,
qui semblent comme
venus d’une autre planète
avec leur joie solaire et leurs envies d’avenir.

Ils les regardent avec
au cœur,
une incrédulité totale
et un trouble poignant
qui ensemble couvent,
derrière le désarmement,
la possibilité de la violence.

Il…
a eu une enfance idyllique.
Il est né entouré
d’une mère inouïe, d’un père différent,
unis, aimants, intégrés.

Il a grandi au sein d’un cadre clair,
guidant et souple,
porté par une communauté forte,
sage,
soudée par le malheur
et la résilience.

Il a découvert le monde
à travers eux.
Grâce à eux.

Un monde multiple, oui,
allant du sublime
à l’intolérable, oui,
mais où l’action est possible.

Ils lui ont décrit et fait vivre
un monde réactif,
un monde attentif à sa présence,
si tant est qu’il se donnerait les moyens
de se rendre remarquable.

Ce qu’il fit.

Il a étudié le fonctionnement
des sociétés dans lesquelles il vivait.
Il a appliqué les formules
qui fonctionnent,
puis il en a inventées
et le monde a suivi sa trace.

Il est resté droit dans ses bottes.
Il a beaucoup fait.
Beaucoup apporté.
Il a construit,
amélioré,
enseigné.

Il a fait rayonner
autour de lui,
à une distance considérable,
les modestes et incomparables bienfaits
qu’il avait reçus des siens.

Il a une famille.
Ils prennent soin les uns des autres.

À les voir exister,
la vie semble conquise,
la vie semble comprise.

Souvent pourtant, il s’étonne,
il s’offusque
de la barbarie de ceux-là
qui détestent vraiment.

Devant leur inextinguible rage,
leur désir d’anéantissement,
devant leur nombre,
leur endoctrinement,
affleure à la surface de son entendement,
lorsque l'espoir vacille,
la limite nue
de ce qu'un homme peut faire.

Elle et lui…
se regardent de loin
pleins d’une adversité
et d’une complicité
dont ils savent mieux que moi
les racines profondes.

L’un et l’autre
sont des habitants
de l’histoire humaine.

Je perçois ce qui les relie.
Ce qu’ils ont, que je n’ai pas,
et aussi peut-être
ce qu’ils ignorent
dans les possibles d’une vie.

Ont-ils jamais senti vibrer
dans leurs os
la puissance invraisemblable
d’un volcan qui s’éveille ?

A-t-elle déjà sombré,
Conscience et corps,
dans la nuit noire
des profondeurs sous-marines ?
Dans les méandres
d’une insondable grotte ?

Ont-ils halluciné une fois
leur irréductible inexistence
aux dernières heures
d’une fièvre tropicale ?

Lequel a traversé
la dislocation du moi,
dans le silence infini
d’une ascèse ?

Ont-ils connu et affronté
la terreur,
l’émerveillement,
d’être perdu
au milieu d’un désert,
ou d’une jungle oubliée ?

L’un d’eux a-t-il déjà été à la frontière ?
Yeux dans les yeux
avec la mort ?

Comment vivent-ils ce souffle-là
qui fait chanter les os,
qui fait rugir les muscles
qui écarte les poumons,
qui enflamme les paumes ?

Comme mon sang pulse rivière,
comme mes mains glacées
émergent de neiges éternelles,
comme les plis de ma peau
sont montagnes,
sont vallées,
parcourues par le vent.
En rêve,
quelles formes s’offrent-ils ?

Nous nous regardons,
depuis longtemps,
vivre.

Nous.
Maisons cousines
dont les histoires parallèles
ont créé en façade
des styles irréconciliables
qui ne cachent qu'à moitié
cette expérience commune d'humanité
qu'il y a
entre son chez soi
et l'univers
un mur à traverser.